1925 – La Bible contre Darwin [Bureau du Bizarre]
Nous allons voir comment un jeune professeur a été trainé devant un tribunal américain dans un procès très médiatique en lien avec une loi qui entendait régir ce qui, dans le programme de science, est idéologiquement acceptable et ce qui ne l’est pas.
✦ Tennessee : quand la loi bannit Darwin
Nous sommes le 9 juillet 1925. La chaleur du Tennessee frôle les 40 °C. Dans la gare de Dayton, les correspondants du New York Times, de l’Observer de Londres et d’une douzaine d’autres journaux descendent des wagons en se battant pour de rares chambres d’hôtel. On installe des antennes sur le toit du palais de justice : pour la première fois, un procès sera diffusé en direct à la radio. Marchands de bibles, camelots antidarwiniens, acrobates avec des chimpanzés en salopette – la ville se transforme en foire théologico‑scientifique. Au centre de cette effervescence, un jeune enseignant de vingt‑quatre ans, John Thomas Scopes, attend d’être jugé pour avoir expliqué à ses élèves que l’humanité partage un ancêtre commun avec le reste du vivant.
Depuis le début des années 1920, le fondamentalisme protestant riposte à l’urbanisation et au prestige croissant des sciences naturelles. Cinq États débattent d’interdire toute contradiction à l’origine de l’Homme telle qu’elle est écrite dans la Bible ; le Tennessee franchit le pas avec le Butler Act du 21 mars 1925 : quiconque, dans l’enseignement public, explique « qu’un être humain descend d’un ordre inférieur d’animaux » risque une amende de 100 à 500 dollars. Et cela va nous conduire dans la petite ville de Dayton.
Avec 1 800 habitants, Dayton, souffre de la fermeture des mines locales. Quand George Rappelyea, directeur d’une société minière, lit dans la presse que L’American Civil Liberties Union (ACLU) offre de financer la défense de tout professeur prêt à enfreindre le Butler Act, il y voit un plan marketing. Il convainc le conseil municipal, téléphone à l’ACLU, puis recrute Scopes – remplaçant en sciences naturelles, plus à l’aise en football qu’en darwinisme strictement dit. Scopes admet qu’il a fait réviser à ses élèves le manuel Civic Biology de Hunter, lequel décrit l’évolution humaine. Le shérif rédige l’acte d’accusation ; Scopes verse 100 $ de caution et retourne jouer au tennis. La pièce est en place : le procès sera certainement perdu, mais la loi, espère‑t‑on, sera discréditée devant l’opinion nationale.
✦ Deux orateurs titanesques face à face
Le procès qui se prépare attire rapidement l’attention de la presse à cause des personnalités qui annoncent y prendre part.
D’un côté : William Jennings Bryan – Le Croisé du populisme chrétien
Ancien secrétaire d’État et trois fois candidat démocrate à la présidence, Bryan parcourt le pays pour défendre une lecture littérale de la Genèse. Au-delà du dogme, il voit dans Darwin la porte ouverte à l’irréligion, au matérialisme, mais aussi au darwinisme social – ennemi des petits fermiers qu’il représente depuis toujours, et on peut s’aligner avec lui sur cette ligne puisque les sciences de l’évolution ont bel et bien été instrumentalisées pour défendre la compétition à outrance et l’eugénisme.
Mais Bryan allait plus loin et refusait une théorie de l’évolution qui enseignait aux enfants que les humains n’étaient qu’une espèce parmi 35 000 autres mammifères et déplorait l’idée que les êtres humains descendaient « non pas des singes américains, mais des singes de l’Ancien Monde ».
À soixante‑cinq ans, Bryan accepte sans salaire de mener l’accusation.
De l’autre côté : Clarence Darrow – L’avocat de la libre pensée
Quand il apprend l’implication de Bryan le Chicagoan Clarence S. Darrow, déjà célèbre pour avoir sauvé deux meurtriers d’enfant de la peine capitale dans une affaire récente et retentissante, rejoint la défense. Agnostique virulent, il veut démontrer que la loi viole la liberté intellectuelle garantie par le Premier Amendement.
Le procès débute le 10 juillet et dure huit audiences.
Au jour 1 a lieu la sélection du jury : Darrow tente d’écarter toute personne ayant prêté serment de fidélité à « la parole infaillible de Dieu ». Refus du tribunal.
Le jour 3, c’est la bataille des experts : le biologiste Maynard Metcalf (de l’université Johns‑Hopkins) est entendu hors jury ; il explique que l’évolution n’exclut pas la foi. Le juge Raulston tranche : hors sujet. Darrow fulmine : « Vous interdisez à la science d’attester sa propre réalité. » Mais pour John R. Raupston, la seule question est la violation de la loi, pas la vérité de l’évolution. Darrow doit alors réorienter sa stratégie pour exposer l’absurdité du fondamentalisme.
Le 20 juillet, la chaleur rend la salle intenable ; on déménage sous un auvent. Darrow appelle Bryan à témoigner comme expert… de la Genèse – stupeur générale. Le procureur adjoint Tom Stewart – futur sénateur du Tennessee et bras droit de l’accusation, proteste ; il exige que Darrow précise la finalité légale de son interrogatoire. Bryan, jugeant l’exercice purement polémique, lance que le seul but était « de tourner en dérision tous ceux qui croient à la Bible ». Darrow riposte aussitôt : « Notre but est d’empêcher les fanatiques et les ignorants de dicter l’enseignement aux États-Unis. »
L’interrogatoire est autorisé, et les deux heures qui suivent sont le cœur de toute cette histoire. Darrow multiplie les questions sur les incohérences bibliques devant un Bryan stoïque qui défend avec ferveur sa confiance aveugle dans les Écritures.
Darrow demande « Où Caïn a‑t‑il trouvé sa femme ? »
Bryan répond « La Bible dit qu’il en prit une ; je suppose qu’il l’a trouvée. »
Darrow : « Croyez‑vous que Jonas a réellement vécu trois jours dans un grand poisson ? »
Bryan : « Je le crois, et je le croirai tant qu’on ne prouvera pas le contraire. »
L’avocat ironise : « La grande pêche de Jonas est un conte agréable ; est‑ce une base pour organiser le programme national des sciences ? »
Les rires du public secouent l’éminent homme politique. Le juge Rauslton exige le silence.
Parmi d’autres questions, Darrow interroge la chronologie de la Genèse, point particulièrement concerné par la théorie de l’évolution.
— « Croyez‑vous, monsieur Bryan, que la Terre a été créée en six jours de 24 heures ? »
— « Non ; il se peut que les ‘jours’ aient été des périodes. »
L’oscillation de Bryan entre lecture littérale et lecture symbolique de la Bible est un grand classique des débats du genre.
Mais Darrow ne laisse rien passer : — « Vous insultez tous les hommes de science et de savoir dans le monde parce qu’ils ne croient pas en votre religion idiote. »
Le juge précisa que cet échange virulent relevait du débat entre avocats et ne constituait pas une preuve ; le jury n’avait donc pas à en tenir compte dans son appréciation des faits.
✦ Un verdict orchestré
Après une dernière tentative de présenter des preuves scientifiques devant le jury, écartée derechef par Raulston, Clarence Darrow en tire les conséquences : il demande au juge de faire entrer immédiatement le jury pour enregistrer un verdict de culpabilité, seul moyen, dit‑il, de porter l’affaire devant une instance supérieure : « Nous affirmons que l’accusé n’est pas coupable, mais puisqu’aucun élément ne peut être présenté, hormis la preuve qu’il a bel et bien enseigné que l’homme descend d’un ordre animal inférieur, il n’existe aucune conclusion logique possible. Le jury doit rendre un verdict que nous pourrons soumettre à une cour plus haute. »
La demande Darrow a un autre but : court-circuiter le déroulé de l’audience. En effet, sous le droit du Tennessee, si la défense renonce à sa plaidoirie finale, l’accusation perd également le droit de conclure. En s’inclinant, Darrow porte en réalité un ultime coup à son adversaire. Bryan fulmine. Depuis deux jours, l’« Orateur des Plaines » polit ses 15 000 mots de réquisitoire biblique – une envolée qu’il ne prononcera jamais.
Le juge lit au jury des instructions sans ambiguïté : Scopes ayant admis le fait matériel, le jury doit se demander une seule chose : la loi a‑t‑elle été violée ? Une réponse affirmative entraîne la culpabilité.
11 h 35. Le jury se retire. À 11 h 44, il est de retour : « Coupable. » Le juge énonce le montant de l’amende : 100 dollars, le minimum légal. Bryan, ironie suprême, propose de payer la somme lui‑même, l’ACLU en fait autant. Mais Darrow annonce que rien ne sera payé, car ce verdict sera contesté devant la cour suprême du Tennessee.
Privé de sa harangue, exposé l’avant‑veille aux railleries nationales, William Jennings Bryan tente de sauver la face ; il improvise quelques mots devant la presse, jure que l’évolution sera encore chassée des écoles. Cinq jours plus tard, le dimanche 26 juillet, après avoir prêché dans une église de Dayton, il meurt d’une crise cardiaque dans son sommeil. La presse du Nord y voit la métaphore d’une croisade épuisée par son propre zèle.
✦ Victoire de papier, défaite morale
Dans l’immédiat, le camp fondamentaliste jubile : la loi a tenu, Scopes est coupable. Mais la presse urbaine traite le verdict comme une farce. Les éditoriaux du Baltimore Sun parlent de « victoire à la Pyrrhus ». À Chicago, Columbia ou Berkeley, les amphithéâtres de biologie se remplissent ; plus la controverse fait rage, plus l’évolution fascine. Les manuels sont découpés : l’édition destinée au Sud supprime le chapitre incriminé, celle du Nord le conserve ; la segmentation géographique de la vérité scientifique ne semble pourtant pas une stratégie tenable sur le long terme. Chaque relecture de l’affaire Scopes rallume la même question : qui décide du contenu des cours ?
Le Tennessee découvre l’effet boomerang : touristes goguenards, investisseurs frileux, réputation académique ternie. L’American Association for the Advancement of Science tient en 1926 sa convention à Cincinnati sous le slogan ironique : « La science n’est pas un crime »[1]. Peu à peu, l’image d’un État qui censure ses professeurs devient un avertissement national.
Finalement la Cour suprême du Tennessee juge le Butler Act parfaitement valide, mais annule la condamnation : l’amende de 100 $ avait été fixée par le juge, alors que, pour toute somme supérieure à 50 $, la Constitution de l’État exigeait que le jury fixe la peine. Verdict cassé, affaire renvoyée au tribunal de Rhea County
Mais le procureur général Smith annonce aussitôt qu’il n’entendra pas poursuivre : « Nous ne voyons rien à gagner à prolonger la vie de cette affaire bizarre », entérinant la suggestion de la Cour de classer sans suite. L’amende ne sera jamais payée.
Les conséquences juridiques sont amères, car faute de nouvelle condamnation, Darrow et l’ACLU ne disposent plus d’un « cas ou controverse » actif : la voie vers la Cour suprême des États-Unis se ferme. Le Butler Act demeure intact jusqu’à son abrogation en 1967 ; ce n’est qu’en 1968, dans Epperson v. Arkansas, que la Cour suprême fédérale invalidera une loi analogue au nom du Premier Amendement
Chanson écrite spécialement pour l’épisode : « Science is not a crime »
✦ Épilogue : Le murmure des générations
Cette affaire de 1925 parle de toutes les époques : dès qu’une donnée scientifique bouscule une identité, la tentation renaît de soustraire le savoir aux élèves. Il suffit d’une seule génération de manuels expurgés pour qu’une société marche à reculons. C’est pourquoi la science a besoin d’une salle de classe où la curiosité ne demande jamais l’autorisation.
Ce procès du singe de Dayton n’est que le premier dans une série de batailles autour de la liberté d’enseigner ce qui déplait au pouvoir. En 1968 (Epperson v. Arkansas) puis en 1987 (Edwards v. Aguillard), la Cour suprême des États-Unis dut rappeler qu’aucun État ne peut bannir Darwin ni rebaptiser la Genèse « science de la création ».
En 2004, le conseil scolaire de Dover (Pennsylvanie) impose la lecture en classe d’une courte déclaration présentant le « dessein intelligent » comme une alternative scientifique à l’évolution. Onze parents portent plainte : 40 jours de débats révèlent que la mesure poursuit un objectif religieux dissimulé. Le 20 décembre 2005, le juge fédéral conclut que le dessein intelligent n’est «pas une théorie scientifique défendable », mais la reprise du créationnisme, et que la politique viole la clause d’établissement du Premier Amendement, qui interdit à l’État de favoriser une religion. La décision Kitzmiller v. Dover interdit toute mention obligatoire du dessein intelligent dans les cours de biologie publics et met un coup d’arrêt juridique durable aux tentatives de contourner l’enseignement de l’évolution.
Ailleurs, l’Italie et la Serbie ont brièvement radié l’évolution de leurs manuels avant de reculer sous la pression académique ; la Turquie et l’Inde bataillent encore pour rétablir Darwin. À chaque tentative, la censure change de nom, mais pas de réflexe : soumettre le savoir vivant à une identité figée. Le procès de John Thomas Scopes n’était que la première salve d’une lutte toujours en cours que livre l’obscurantisme contre les sciences de l’évolution.
La vigilance reste donc de mise, même si nous ne sommes plus en 1925.
Acermendax
Références
- Caudill, E. (1995). Darwinism in the Press: The Evolution Controversy and the Scopes Trial. Lawrence Erlbaum.
- Ginger, R. (1958). Six Days or Forever? Tennessee v. John Thomas Scopes. Oxford University Press.
- Larson, E. J. (1997). Summer for the Gods: The Scopes Trial and America’s Continuing Debate over Science and Religion. Basic Books.
- Moran, J. P. (2013). The Scopes Trial: A Brief History with Documents. Bedford/St. Martin’s.
- Numbers, R. L. (2006). The Creationists: From Scientific Creationism to Intelligent Design (Expanded ed.). Harvard University Press.
- Oreskes, N., & Conway, E. M. (2010). Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming. Bloomsbury.
- (2023). Teaching and Learning for Climate Action: A Roadmap for Systems Change. Paris : UNESCO. (sélection APA)
- Caudill, E. (1995). Darwinism in the Press: The Evolution Controversy and the Scopes Trial. Lawrence Erlbaum.
- Ginger, R. (1958). Six Days or Forever? Tennessee v. John Thomas Scopes. Oxford University Press.
- Larson, E. J. (1997). Summer for the Gods: The Scopes Trial and America’s Continuing Debate over Science and Religion. Basic Books.
- Moran, J. P. (2013). The Scopes Trial: A Brief History with Documents. Bedford/St. Martin’s.
- Numbers, R. L. (2006). The Creationists: From Scientific Creationism to Intelligent Design (Expanded ed.). Harvard University Press.
- Oreskes, N., & Conway, E. M. (2010). Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming. Bloomsbury.
- (2023). Teaching and Learning for Climate Action: A Roadmap for Systems Change. Paris : UNESCO.
[1] NB : Ce slogan est cité secondairement dans certains ouvrages ou articles de vulgarisation, mais les sources primaires disponibles (rapports annuels, presse spécialisée) ne montrent pas explicitement l’usage officiel de ce slogan pour la convention de Cincinnati.




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