Le scepticisme au cours de l’histoire
(Il s’agit du texte rédigé en préparation d’une petite intervention publique lors de la Soirée Médiévale de Montbazon organisée par le vidéaste Nota Bene le 25 juillet 2015)
Avant propos : Je ne suis pas historien et je vais donc vous présenter un regard de non historien sur l’histoire du scepticisme, il y aura donc des approximations, des oublis et – j’espère très peu— d’erreur. Mais ce sera un regard de sceptique pratiquant, donc j’espère que le point de vue que je vais partager avec vous n’est pas dénué d’intérêt.
Quesako ?
Le scepticisme c’est la doctrine philosophique selon laquelle la pensée humaine ne peut déterminer une vérité avec certitude. Cela vient du grec skeptikos, « qui examine ». Cette idée est formellement exprimée par Pyrrhon d’Elis au 4ème siècle avant notre ère (360–275), avant d’être reprise sous différentes formes par plusieurs philosophes, et notamment Arcésilas de Pitane dans sa Troisième Académie.
Le scepticisme trouve sa source, ou en tout cas ses arguments fondamentaux dans le constat simple que nos sens peuvent nous tromper sur la réalité de ce que nous croyons observer. Nous sommes tous victimes à un moment ou à un autre d’illusions, d’hallucinations, de rêves et de toutes sortes d’incompréhensions qui nous donnent une fausse image de la réalité ; dès lors on doit douter de ce que nos sens nous donnent à percevoir. Les sceptiques inventent le principe de la « suspension du jugement » qui est une sorte d’agnosticisme sur les faits ; pour les sceptiques mieux vaut s’estimer ignorant plutôt que d’accepter une connaissance erronée.
Je vous rappelle qu’on est à une époque où l’on ignorait presque tout sur la chimie, la physique, la biologie, sur la manière dont fonctionne la matière, dont gravitent les planètes, etc. Ce qui n’empêchait pas certaines personnes de prétendre avoir tout compris.
Ce qui est crucial, me semble-t-il, c’est que c’est une pensée qui est par essence anti-dogmatique : aucune vérité n’est tenue pour absolue, ce qui empêche en théorie toute espèce d’affirmation péremptoire sur l’univers et surtout sur la volonté des Dieux. L’idée de révélation divine accordée à un individu se heurte à la pensée sceptique qui explique que nous n’avons aucun moyen de savoir si cette révélation est véridique ou totalement inventée. C’est donc l’école du doute là où on voudrait de la certitude, voire de la foi. Et ça pose un léger problème, bien sûr.
Les sceptiques ont toujours été, depuis leur apparition, des gens absolument insupportables.
Le rejet du scepticisme.
Et c’est donc naturellement une doctrine qui a été beaucoup caricaturée. On présentait Pyrrhon comme un handicapé de la vie. Puisqu’il affirmait ne pas pouvoir faire confiance à ses sens, on raconte qu’il se cognait aux arbres car il ne croyait pas ses yeux, et ses disciples devaient l’accompagner dans ses déplacements sans quoi il allait sans méfiance au-devant des chariots et des précipices.
Déjà Socrate (mort en -399), un peu avant Pyrrhon avait ruiné les prétentions des philosophes qui l’avaient précédé en montrant qu’ils ignoraient la vérité sur ce qu’ils prétendaient connaître. La célèbre phrase de Socrate est quasiment du scepticisme avant l’heure : « Je sais que je ne sais rien. » On sait comment il finit sa vie : condamné à boire la cigüe, notamment pour cause d’athéisme (ou pour être plus exact dans les mots d’aujourd’hui : pour cause d’impiété).
A mon sens il y a une confusion très importante à ne pas commettre quand on parle de scepticisme, et si j’insiste c’est parce que justement elle a été commise par le passé et qu’elle continue de polluer les débats d’idée encore aujourd’hui. Cette confusion consiste à croire que le scepticisme prône l’égalité des opinions. A l’époque antique on parlait d’équipollens, et de nos jours c’est le relativisme, le nivellement de toute parole comme si les experts n’existaient pas, comme si la science n’était qu’un avis parmi d’autres. Comme si nous étions tous également ignorants, et qu’aucune ignorance n’était pire qu’une autre. Ce n’est pas ce que dit le scepticisme, car l’idée que toutes les opinions se valent est en soi une affirmation, et ce genre de certitude dogmatique est totalement étranger au sceptique.
Le scepticisme, c’est l’idée qu’une vérité est toujours susceptible d’être corrigée par de nouvelles informations, c’est l’obligation que l’on se donne de toujours laisser la place à la réfutation.
Et ce qui est très frappant, c’est qu’après l’antiquité et les heures un peu sombres du bas Moyen Âge, les philosophes en particulier chrétiens et musulmans qui ont en leur temps redécouvert Pyrrhon, Zénon, Socrate, Empédocle, Anaxagore, Démocrite, et cetera… vont consacrer leur temps à tenter de démolir le scepticisme. En effet ces philosophes vivent dans des sociétés dominées par le monothéisme, dans un contexte extrêmement dogmatique, et ils sont tous ou quasiment tous passés par les institutions religieuses pour faire leur éducation. Ils sont formatés pour vouloir que la connaissance absolue existe. Parce que si la connaissance absolue n’existe pas, si les sceptiques ont raison, alors on ne peut plus vraiment faire confiance aux Écritures, on ne peut-plus être certain de tout ce dont on veut être certain.
Et la réponse de ces philosophes consistera, de manière assez récurrente, à admettre d’abord la vérité sur laquelle ils veulent construire leur système, et en ce temps-là c’est l’existence de Dieu ; les philosophes et les théologiens proposent donc tout naturellement que la connaissance pure, la seule véritable forme de connaissance vient de l’illumination. Ça vient de l’intérieur, donc ça ne se prouve pas, donc ça ne se réfute pas, et donc il n’y a pas à en douter. Échec et mat ! Mais vous conviendrez comme moi, je pense, que c’est une faible réponse, raison pour laquelle à la Renaissance, la philosophie va prendre ses distances avec la religion, puis va donner naissance à la science qui se caractérise par sa dimension expérimentale. Dès lors la manière de produire de la connaissance va être chamboulée. On va cesser de produire des hypothèses ad hoc pour renforcer un système à travers des expériences de pensée, et on va plutôt s’attacher à tester réellement ce que le monde a à dire sur les hypothèses de travail.
Le scepticisme scientifique, actuel, c’est l’importance accordée à la réfutabilité et à la méthode expérimentale, c’est l’usage de la vraisemblance : on ne cherche plus la vérité, mais la meilleure approximation de la vérité, le modèle le plus fidèle à la réalité, on recherche le plus vraisemblable et on le corrige sans cesse, dans un mouvement asymptotique vers le Vrai (hypothétique et potentiellement inatteignable). On voit donc que la science et l’épistémologie ont besoin du scepticisme, exactement celui dont on parlait déjà dans l’Antiquité… mais ne peuvent pas s’y limiter. Parce que le scepticisme porte en soi les germes du nihilisme, du rejet de la connaissance et de toutes les formes de négationnisme et de conspirationnisme qu’on peut imaginer. L’embarras s’installe lorsqu’on considère que le doute est une fin en soi.
Le scepticisme, ça peut être TRES mal employé.
Comme dans tous les domaines, il existe une forme extrême du scepticisme. Comme la plupart des extrémismes, celui-ci prend des libertés avec la logique et on se retrouve donc en présence d’une chose assez baroque qu’on pourrait appeler un scepticisme dogmatique, c’est-à-dire une belle contradiction, puisque le scepticisme est à la base une démarche anti-dogmatique (mais si, souvenez-vous). Notez comme les conspirationnistes de toutes les époques sont très attachés au doute qu’ils professent : leurs doutes ressemblent à des certitudes déguisées.
Dans ce contexte, le scepticisme qui servait à l’origine à écarter les propositions incertaines afin de demeurer agnostique des choses sur lesquelles on ne savait rien ou pas suffisamment est aujourd’hui instrumentalisé par ceux qui veulent douter de certaines vérités établies, des vérités certes incomplètes, mais qui offrent des garanties de proximité avec la réalité. Parmi nos contemporains, on doute volontiers de la théorie de l’évolution, de l’utilité des vaccins, du changement climatique, et de mille autres vérités admises par le consensus scientifique. Et on se réclame en cela d’un scepticisme qui serait une forme de sagesse et d’insoumission à une doxa, une pensée unique. Et ces gens sont pour beaucoup de bonne foi, ils pensent vraiment être les vrais sceptiques opposés à une pensée dogmatique pleine de présupposés.
Le problème c’est qu’ils n’ont pas complètement tort. Il y a une forme de dogmatisme dans la manière dont la société choisit de croire une chose ou de ne pas la croire. Il y a même une forme de dogmatisme parfois dans le monde de la science où les idées nouvelles ont du mal à se faire admettre. Notre société n’est pas parfaite, elle a des défauts : la belle découverte que voilà. Mais ce qu’oublient de considérer les gens qui pratiquent la pensée hypercritique (le doute hyperbolique) c’est que la manière dont nous produisons aujourd’hui nos connaissances sur le monde passe par un crible extrêmement exigeant qui est la démarche scientifique. La démarche scientifique c’est l’usage raisonné du doute, et c’est surtout la recherche systématique de l’erreur.
Alors, bien sûr les sceptiques extrémistes ont raison, d’une certaine façon : Oui, nos connaissances actuelles ne sont pas absolues, bien sûr elles sont incomplètes, et de futures théories, de futures expériences les amélioreront encore et encore. Mais ils ne sont pas les seuls à le savoir, ce constat est inscrit dans l’ADN de l’épistémologie actuelle.
Conclusion
On sait aujourd’hui des choses que les sceptiques de l’antiquité ne savaient pas. Nous disposons d’instruments pour observer et enregistrer la nature, pour aller plus loin que nos sens humains si faillibles, nous savons mettre au point des protocoles en double aveugle pour éliminer la subjectivité des résultats, nous disposons des statistiques pour extraire le signal du bruit, nous avons même des connaissances sur la manière dont notre esprit fonctionne, sur comment nous produisons de la connaissance et sur comment nous nous abusons nous-même. Bref, nous sommes ignorants, mais beaucoup moins qu’avant.
Le scepticisme ne doit pas, ne peut pas être une excuse pour défendre un point de vue irrationnel ou incohérent ou contraire à ce que nous disent les faits. Nous avons derrière nous vingt-cinq siècles de philosophie qui en témoignent.
——-
Excellente explication et résumé qui rappelle bien utilement qu’aucune notion n’est figée dans le temps.
Très bon article mais il y a un souci avec le site.
Il faudrait que vous trouviez un moyen de mieux différencier les liens des éléments d’emphase (le gras par exemple). Le gras c’est du vert, les liens c’est du vert… parfois y’a un texte en gras et souligné et… ah non, c’pas un lien. Bon, c’est facile à voir mais quand même mais c’est un peu confus (tant que ça a semé le… doute dans mon esprit ^^’)
Après si y’a un souci et que vous n’y arrivez pas je peux toujours le faire pour vous. 🙂
« Parce que le scepticisme porte en soi les germes du nihilisme, du rejet de la connaissance et DE toutes les formes de négationnisme et de conspirationnisme qu’on peut imaginer. » N’y aurait-il pas une petite erreur dans cette phrase, ne faut-il pas plutôt lire : « Parce que le scepticisme porte en soi les germes du nihilisme, du rejet de la connaissance et toutes les formes de négationnisme et de conspirationnisme qu’on peut imaginer. »
J’ai comme l’impression que c’est une difficulté à « dire du mal » du scepticisme qui aurait causé cet éventuel lapsus :-/
PS : personnellement, si je partage largement votre position, je n’aime pas trop user du mot « scepticisme », qui a pour moi une connotation un peu trop négative. Comme vous dites, il date d' »une époque où l’on ignorait presque tout sur la chimie, la physique, la biologie, sur la manière dont fonctionne la matière, dont gravitent les planètes, etc. »
Bonne remarque ; ce n’est pas vraiment une faute ou un lapsus, mais il aurait sans doute fallu une virgule avant le « de » pour éviter la confusion, ce qui montre juste que la phrase n’est pas très bien construite en fait…
Les mots parfaits, je crois que ça n’existe pas. Zététicien, Sceptique, Rationaliste, Naturaliste, Matérialiste… Tous sont porteurs de plusieurs facettes sémantiques pas franchement glorieuses, et tous peuvent être dévoyés par une savante rhétorique…
Si vous n’aimez pas user du mot scepticisme, quel autre terme a votre préférences ?
Ah ok, effectivement il manquait une virgule.
Sinon je n’ai pas vraiment d’idée pour un substitut à « scepticisme ». J’aime bien « rationalisme critique », mais ça relève plus de l’épistémologie je crois que de l’attitude critique par rapport aux pseudo-sciences (j’aime d’ailleurs pas trop ce terme non plus ! , dans la plupart de cas « élucubrations sans fondement me semble plus juste 😉 ) ou de la méfiance par rapport au « complotisme ».
Et j’ai pas de philosophe sous la main en ce moment.
C’est une présentation très idéalisé pour quelque chose qui se présente comme historique. Il faut a mon avis, mieux faire la part entre la réalité de ce qu’a été le scepticisme, et ce que l’on voudrait qu’il soit. Dans l’antiquité grecque par ex. Le scepticisme n’était pas du tout un groupe visant dors et déjà a faire qq.chose comme de la correction de biais de la sensibilité par le prisme de la rationalité.
Au contraire, les sceptiques s’employait plutôt a tenir des discours volontairement contraddictoire, à montrer que l’on pouvait dire une chose et son contraire. Et seul un courant un poil particulier (les sceptiques probabilistes) avait une position un peu positive, constructive sur le scepticisme. Les autres étaient entièrement critique. Le scepticisme historique se reconnaît plutôt a un sorte spécifique de pratique qui a été employés par différents auteurs a des moments qui les arrangeaient. Ce n’est que très tardivement avec la construction de la science dite moderne (qui au début se confond quasi-uniquement avec la physique, et ne retient pas comme scientifique, la biologie, l’histoire etc.) qu’un nouveau scepticisme s’est mis en place, quand son but n’était pas uniquement à l’encontre du spiritisme.
Je suis assez d’accord avec ce que vous dîtes. L’aspect essentiellement critique du scepticisme est d’ailleurs la cause de sa mauvaise réputation dans le passé (et encore de nos jours par-ci par-là).
Pour le point de vue d’une historienne spécialisée dans le sujet, je recommande le blog Ex Urbe :
http://www.exurbe.com/?p=2725
Bonjour,
J’ai tout de même l’impression que vous prenez parti pour le rationalisme plutôt que l’empirisme, Descartes plutôt que Pascal ou Hume. Les complotistes dont vous parlez – ceux qui croient que l’on a jamais marché sur la Lune ou que les Terre est plate par ex – sont des marginaux qui croient en l’ingénierie sociale. Les sceptiques, les vrais, refusent justement, contrairement aux rationalistes, d’associer le progrès de la connaissance, qui est indéniable pour le coup, à un prétendu progrès moral et humain. La société est imparfaite, oui, mais elle n’est pas perfectible puisque l’homme sapiens reste le même quelque soit l’époque ou les mœurs, avec ses passions et sa médiocrité ; l’erreur serait alors de croire, comme le font les totalitaires de gauche et de droite avec leurs utopies nihilistes (pléonasme), que le mal est culturel, donc qu’il faut attaquer la culture puisque les personnes seraient des pages blanches sur lesquelles on peut écrire dessus.
Salut.
J’ai survolé votre article, très rapidement… et j’ai vu l’idée que le sceptique, refuse toutes affirmations… mais dans ce cas, il refuse aussi, l’idée de publier un article sur le scepticisme et il refuse aussi, l’idée de sortir du lit (etc)… et ainsi, le scepticisme, serait tel une fournaise qui aboutirait, à l’anéantissement… mais l’irréel, c’est utopique (car, par définition, la chose qui est pas, elle est pas et donc, elle peut pas manger la réalité)… et donc, je pense que les gens, confondent… (a) la prudence, le discernement éclairé (sans passions aveuglantes)… et (b) la morphine (quand on dort, on a pas de soucis)… et (c) les buchers (on brule parfois, les vêtements, infectés par la peste)… et (d) l’analyse (parfois, on démonte une chose, pour en comprendre les mécanismes)… et (d) l’idée (utopique en fait) que l’irréel serait et qu’il pourrait être la réponse mature, à notre aspiration logique, d’avoir le bonheur sans fin (quand on est content, on dit « encore des bonnes choses »).
Merci pour votre article (un peu comme une étoile supplémentaire, dans le vaste ciel, qui est en face de moi) ça m’a aidé, à voir plus clair.