Le scepticisme du XVIIe au XIXe siècle.
Suite à mon article sur l’histoire du scepticisme au Moyen Age écrit pendant la préparation d’une petite intervention publique sur le sujet au Donjon de Montbazon, des lecteurs du blog ont suggéré qu’il serait de bon ton de poursuivre l’analyse historique de ce courant de pensée. Et Stanislas a relevé le défi. Voici sa contribution.
Acermendax.
Une question de méthode : Les XVIIème et XVIIIème siècles
Les XVIe et XVIIe siècles marquent un véritable renouveau pour la pensée sceptique, longtemps restée marginalisée pendant le Moyen Age. Dès le XVIème siècle Michel de Montaigne (1533 – 1592) développe dans ses Essais un scepticisme qui se caractérise par une bienveillante ouverture d’esprit et une volonté nouvelle pour l’époque de se refuser à toute certitude. La pensée sceptique trouve un terrain fécond à cette époque marquée par une remise en cause des idées développées pendant le Moyen Age. Les grandes découvertes bouleversent la vision que l’homme européen a du monde et le confrontent pour la première fois à l’autre. Les découvertes scientifiques telles que l’héliocentrisme, développé par Nicolas Copernic (1473 – 1543), Galilée (1564 – 1642) et Johannes Kepler (1571 – 1630) poussent de plus en plus de penseurs à se méfier de leur sens et des idées préétablies. C’est de cette méfiance, cette défiance de l’apparence que se nourrit le scepticisme moderne.
Cette forme de doute est le mieux incarnée par René Descartes (1596 – 1650) dont le scepticisme est illustré par son exemple de la bougie. Si j’observe une bougie allumée, je sais que c’est une bougie. Si je la regarde quelques heures plus tard, je ne vois qu’un morceau de cire. Comment puis-je savoir que c’est toujours le même objet, mais ayant traversé un processus de changement ? Descartes considérait que ce qui ne change pas, c’est le sujet, celui qui doute et s’interroge. Ce sujet ne peux douter de lui-même ni de sa propre existence, et c’est de lui-même qu’il peut construire ce qu’il sait. Ainsi, à partir de Descartes, le problème fondamental de la philosophie est de trouver un moyen de passer au-delà des apparences et de trouver une méthode pour découvrir ce qui est vrai. Cela est accompli en deux temps, d’abord je doute, ensuite je cherche à établir une vérité de laquelle je ne puisse douter. Descartes doute pour ne plus avoir à douter, son scepticisme est méthodologique et systématique et n’est pas une fin en soi. Ce paradigme selon lequel tout problème est solvable et que tout peut être l’objet de connaissance à condition de trouver la bonne méthode est selon le philosophe Jean-François Lyotard (1924 – 1998) l’essence de la modernité. La modernité est ainsi fille du scepticisme. À la suite de Descartes, de nombreux philosophes ont cherché à comprendre et à expliquer comment l’esprit peut connaitre.
Douter de la raison : David Hume et Emmanuel Kant
Au XVIIIème siècle le scepticisme commence à s’attaquer aux religions organisées, d’abord sous l’influence du déisme, et ensuite de l’athéisme qui fait son apparition en tant que concept. Les français sont les principaux représentants de ce courant, Julien Offray de la Métrie (1709 – 1751), le Marquis de Sade (1740 – 1840), Jean Meslier (1664 – 1729) et bien sûr Voltaire (1694 – 1778) sont les premiers à « écraser l’infâme » (selon les mots de ce dernier), c’est-à-dire l’obscurantisme et le fanatisme religieux. Leur scepticisme est cependant peu développé et peu systématique, et prend ses origines plus dans les doctrines philosophiques de leurs auteurs (athéisme pour De la Metrie, libertinage pour De Sade, matérialisme pour Meslier et déisme pour Voltaire) que dans une véritable démarche de doute. Ce scepticisme critique commence cependant à avoir des effets directs dans la société de l’époque. Ainsi, alors qu’il n’était encore qu’un jeune curé de campagne, l’Abbé Grégoire (1750 – 1831), l’un des futurs pères de la Révolution, poussa ses paroissiens à pratiquer une agriculture scientifique et rationnelle au lieu de se baser sur les superstitions dans lesquelles ils croyaient, augmentant ainsi les rendements et diminuant le temps de travail.
Il faut attendre l’Ecossais David Hume (1711 – 1776) pour que le scepticisme redevienne une authentique démarche philosophique. Son scepticisme radical le pousse à nier la possibilité même de la connaissance, ou plus précisément, il considère qu’aucune de nos connaissances n’est fondée rationnellement. Ainsi, lorsque j’observe une partie de billard (Hume était un grand joueur de billard), je vois une bille blanche frappant une bille de couleur. Je suppose alors que la bille blanche est à l’origine du mouvement de la bille de couleur. Mais comment puis-je en être sûr ? Je pourrai certes mesurer la force en joules de la bille blanche et la lier à la vitesse de déplacement de la bille de couleur. Mais comment prouver que c’est bien cette force qui a mis la seconde bille en mouvement. Comment, en d’autres termes, puis-je démontrer un lien de causalité entre les mouvements consécutifs des deux billes ? Hume pensait que c’est parfaitement impossible. En réalité tout ce que j’ai vu, c’est un mouvement suivi d’un second mouvement, rien de plus. Je m’attends à ce que le premier soit suivi du second uniquement grâce à l’expérience et l’habitude : dans les parties de billard précédentes j’ai vu le mouvement de la bille blanche toujours suivi de celui de la bille de couleur, mais je n’ai aucun moyen rationnel de garantir que ce sera le cas à l’avenir. C’est ce que Hume appelle le problème de l’induction.
Ce scepticisme destructeur a eu une influence décisive sur le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804). Celui-ci n’est pas satisfait du scepticisme pessimiste de Hume. Kant fonde son œuvre sur trois questions :
- « Que puis-je savoir ? », qui est une question sur ce que permet la raison, adressée dans Critique de la raison pure.
- « Que dois-je faire ? », qui est une question de morale, adressée dans ses écrits politiques et sa Critique de la raison pratique.
- « Que m’est-il permis d’espérer ? », une question métaphysique, adressée dans Critique de la faculté de juger.
Les réponses apportées par Kant à ces trois questions sont extrêmement complexes, et encore en débat de nos jours ; seule la première est d’intérêt ici. Kant croit au pouvoir de la raison, et considère que c’est le sujet pensant et rationnel qui est source de connaissance, et non le réel en lui-même. L’homme n’est donc pas passif face au réel, au contraire il le comprend selon les règles de sa propre raison, parmi lesquelles, la causalité. Mais cette confiance dans la raison pousse Kant à comprendre ses limites. Si nous ne sommes pas passifs face au réel, il nous est impossible de comprendre l’essence même des choses et la réalité en soi (ce que Kant appelle le monde « nouménal »), et que seul le monde des phénomènes nous est accessible. Afin de définir ce que peut la raison, Kant propose donc de limiter ses prétentions, reléguant ainsi l’étude des choses en soi hors de sa portée. En d’autres termes, la science moderne peut comprendre le réel non pas tel qu’il est mais dans les limites de sa propre rationalité. Là est l’originalité du scepticisme de Kant, là où d’autres doutaient du réel, de Dieu, ou simplement des vérités préétablies, Kant fut le premier à douter des capacités de la raison elle-même, ce qui lui permis de catalyser et définir son rôle et son utilisation. Il faut cependant noter que si Kant a apporté une réponse satisfaisante à Hume, sa pensée échouera à convaincre un sceptique qui considère que toute connaissance est impossible. Kant marque définitivement la séparation entre un scepticisme constructif – dont il est lui-même un excellent exemple – où le doute est un moyen pour atteindre la vérité, et un scepticisme plus radical – comme celui de Hume, qui considère que l’homme ne peut prétendre rien connaitre.
Le tournant de la science : le scepticisme au XIXème et XXème siècle
Le travail révolutionnaire de Kant, en plus d’avoir créé des générations de philosophes qui ne se définiront qu’en opposition ou en soutien à lui, a posé les bases de la science moderne. Les scientifiques ne se préoccupent plus d’alchimie ou d’astrologie comme ont pu le faire Newton ou Leibniz, mais cherchent à comprendre rigoureusement et méthodologiquement le réel. Cette démarche laisse de côté toute réponse métaphysique. Ainsi le kantisme est un refus de la pensée de Descartes qui ne pouvait se résoudre à douter de l’existence de Dieu. On explique les phénomènes réels avec des phénomènes réels, principe illustré par la phrase du scientifique Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) : « Dieu ? Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». C’est donc après Kant que le scepticisme prend un tournant scientifique.
Le scepticisme s’est toujours méfié des apparences, et quoi de mieux pour aller au-delà des apparences que la science ? Le XIXème siècle est marqué par l’émergence d’une série de disciplines scientifiques dont le but est de refuser le témoignage de nos sens et de notre raison parfois défaillante afin de comprendre le réel tel qui l’est (toujours dans les limites définies par le kantisme).
Les sciences biologiques connaissent une avancée significative avec le développement de la théorie de l’évolution par Jean Baptiste de Lamarck (1744 – 1829) et Charles Darwin (1809 – 1882) – que l’on ne présente plus. Karl Marx (1818 – 1883), Auguste Comte (1798 – 1857) et aussi et surtout Max Weber (1864 – 1920) et Emile Durkheim (1858 – 1917) créèrent la science de l’étude des faits sociaux, la sociologie. Jean-Martin Charcot (1825 – 1893) quant à lui initia une approche scientifique de la psychologie.
Cette effervescence de la science eue de nombreux effets positifs : un recul de la superstition que Max Weber appela le « désenchantement du monde », une augmentation de l’espérance de vie et de la population de nombreux pays d’Europe. Sous l’influence d’Auguste Comte et des positivistes, nombreux sont ceux pensant que la science, fondée sur le doute, contribuera au progrès infini de l’humanité.
Mais cette époque ne va pas sans problèmes. Pour la première fois, scientifiques et philosophes sont confrontés aux phénomènes des pseudosciences. Théories racistes soutenant le colonialisme, arnaques médicales diverses, disciplines douteuses telles que la physiognomonie, la phrénologie et la psychanalyse, dévoiement des découvertes scientifiques telles que darwinisme social, toutes ces conneries théories fumeuses et souvent dangereuses connaissent alors un engouement que l’on ne peut nier. La question se pose alors, comment différencier la science du mensonge ? Afin de répondre à cette question, le philosophe Karl Popper (1902 – 1994) propose le principe de réfutabilité. Est considérée comme science toute discipline qui se soumet à ce principe, c’est-à-dire donnant elle-même et dans sa propre méthode la possibilité de réfuter et critiquer ce qu’elle avance. Ce critère est donc une méthode destinée à comprendre ce qui est scientifique, c’est-à-dire apte à expliquer et interagir avec le réel, de ce qui ne l’est pas. C’est un puissant outil encore essentiel de nos jours.
Le scepticisme contemporain : la méthode contre elle-même ?
Ce ne sont cependant pas ces dérives qui mirent fin à cet âge héroïque de la science. Les deux guerres mondiales et l’utilisation massive de la technologie et de la science à des fins militaires mirent un coup d’arrêt brutal au mouvement positiviste. Ils donnèrent une génération de philosophes très divers se défiant du progrès. Certains comme Bruno Latour (1947 – ), Thomas Khun (1922 – 1996) ou Michel Foucault (1926 – 1984) adoptèrent une posture critique envers la science comme instituion. D’autres plus radicaux remirent en question sa capacité à produire des connaissances, comme Nancy Cartwright (1944 – ) ou Paul Feyerabend (1924 – 1994). Le peu d’influence que ces auteurs ont sur la pensée sceptique contemporaine devient de plus en plus problématique, alors que leurs œuvres pourraient réellement renouveler la pensée critique d’aujourd’hui.
Sapere aude !
La pensée critique est aujourd’hui inséparablement liée aux sciences naturelles et sociales mais elle ne doit pas devenir leur apanage. Chacun peut et doit penser par lui-même. Mais comme les penseurs mentionné dans cet article le montrent, penser par soi-même ce n’est pas penser n’importe comment, c’est penser avec méthode et rigueur. Fiabilité des sources, systématisation du doute, méfiance envers les réponses faciles et irrationnelles (surtout celles qui semblent nous donner raison !) ont toujours été et restent les caractéristiques du scepticisme. Comme le disait la maxime latine qu’Emmanuel Kant c’était donnée pour devise : Sapere aude ! Ose te servir de ta raison !
À lire :
Montaigne Les essais
Un des fondements de la pensée sceptique, également intéressant pour la sagesse intemporelle de son auteur et son humour acide. C’est aussi un bon exemple du scepticisme chrétien, courant que l’on a tendance à oublier.
René Descartes Discours de la méthode
Un manuel du doute dont la lecture devrait être obligatoire en ces temps de déraison, bien que plus intéressant dans sa démarche et la méthode qu’il propose que pour les conclusions qu’il en tire.
David Hume Enquête sur l’entendement humain
Longtemps lu comme une simple introduction à Kant, cette version simplifiée et grand public du magnus opus d’Hume Traité de la nature humaine n’est que depuis récemment appréciée à sa juste valeur. L’auteur y développe son empirisme et sa pensée y est condensée.
Emmanuel Kant Critique de la raison pure.
Pour les lecteurs confirmés. La compréhension de la pensée de Kant est très difficile et nécessite une connaissance poussée de l’histoire de la philosophie. Son style aride et souvent peu clair n’aident en rien. Lisez d’abord la préface, l’auteur y résume très bien le contenu de l’ouvrage puis passez au cœur du texte si vous le voulez. Sinon lisez Qu’est-ce que les Lumières ? du même auteur, un texte cours et jubilatoire qui est un véritable manifeste de la pensée critique.
Émile Durkheim Les règles de la méthode sociologique
La sociologie est sous-estimée par le courant sceptique alors qu’elle est souvent la clé pour déconstruire idées reçues et préjugés sur les problèmes sociaux et politiques de notre temps.
Karl Popper La logique de la découverte scientifique
L’auteur de cet article n’a pas lu l’ouvrage en question, mais c’est parait-il celui où Popper développe le mieux ses idées sur la méthode scientifique et sur la démarcation entre science et pseudoscience.
Les arguments de Kuhn ne sont pas restreint à la question du statut de la science comme institution. Il y a une véritable critique du positivisme, notamment du critère de réfutabilité de Popper qui est malheureusement difficilement maintenable.
Par ailleurs il ne me semble pas que la fin du positivisme s’explique par l’histoire. C’est une vision fausse de la philosophie de penser que ses mouvements sont comme des modes, associées à des contingences historiques sans progrès. Il y a eu surtout de très nombreuses critiques des présupposés de l’empirisme (ou positivisme) logique, parfois internes au mouvement (par exemple par Quine). En fait c’est surtout que le positivisme logique est fondé sur des présupposés trop simpliste et est abstrait et peu en phase avec la pratique réelle.
Khun, en montrant que la science est soumise à des paradigmes historiques a critiqué la prétention de la science à se trouver hors du temps, à produire des vérités intemporelles. Il nous rappelle que la science est une institution soumise à son époque, et c’est ce que je veux dire par critique de la science comme institution. Le critère de réfutabilité de Popper est critiquable, mais il reste un outil basique et utile au quotidien pour faire la différence entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas.
Pour la deuxième partie, vous confondez positivisme logique (le cercle de Vienne) de par exemple Carnap ou Fredge qui a été actif au début du XXème siècle, et le positivisme tout court principalement représenté par Auguste Comte (second moitié du XIXème). Les deux sont intellectuellement liés mais sont différents. Je fais mention dans cet article du second, c’est une école de philosophie qui en gros, croyait dans le progrès infini des sciences et dans le fait qu’elles amélioreraient indéfiniment les conditions de vie de l’humanité tout en supplémentant les croyances irrationnelles. Cette école a été effectivement mise à mal par le dévoiement de la science au XXème siècle, voyez par exemple l’analyse que Camus fait de la bombe atomique. Ceci étant dit les idées positivistes n’ont pas disparu et sont encore très populaires au sein du grand public, on les retrouve ainsi dans l’opposition simpliste science/religion ou dans le prestige presque surréel que les sciences naturels possèdent à notre époque.
Gardez à l’esprit que je ne peux entre dans des détails de ce genre dans un court article de blog (heureusement les commentaires sont là pour préciser les choses 🙂 ).
Merci pour ces précisions