Avoir raison ne donne pas tous les droits

Les sceptiques qui abordent leurs contemporains dans l’espoir de les détromper sur leurs croyances, de leurs convictions erronées, voire de leurs idéologies discutables sont bien intentionnés et voudraient que tout le monde pense un peu mieux. Ce faisant nous oublions (oui, l’auteur se compte dans le lot des arpenteurs de terrain épistémiquement perturbé) parfois un peu vite que les autres aussi sont bien intentionnés, en tout cas en moyenne. Notre espèce ne compte qu’une minorité de psychopathes, d’enfoirés et de voleurs. La majorité d’entre nous sont bien plus honnêtes que ça.

Il me semble utile de se donner les moyens de faire régulièrement l’exercice mental suivant : se mettre à la place de notre interlocuteur, s’imaginer comment nous encaisserions les propos d’un sceptique. Personne n’a envie de ressembler à l’imbuvable « mec qui a toujours raison » (même s’il a effectivement toujours raison !) Malheureusement c’est bel et bien l’image que l’on donne facilement quand on se permet de questionner ce que tous les autres choisissent de respecter. Or, nous n’avons pas envie d’être les Social Justice Warriors du rationalisme.

À titre personnel (les anecdotes ne sont jamais des preuves, mais elles font de bons exemples), je rencontre beaucoup d’hostilité sur les réseaux quand je questionne les croyances des gens sur les bâtisseurs des pyramides, sur les bienfaits du bio, les risques des OGM ou la vie après la mort. Une hostilité sans lien de proportionnalité avec la rudesse ou l’ironie dont il m’arrive de faire preuve. Mais une hostilité qui trouve sa justification dans le sentiment d’agression que suscite ma parole. Les injurieux sont injurieux car ils croient devoir se défendre.

Les croyances ne sont pas là par hasard. Ce n’est pas sans raison que sont défendues si passionnément des points de vue touchant à la santé, aux origines du monde ou au devenir de notre « âme». Si ces idées s’accompagnent de tant de ferveur, c’est parce qu’elles sont rassurantes, et elles sont donc importantes pour ceux qui les tiennent. Il en résulte que la seule expression d’un doute raisonnable les concernant peut-être perçue comme une violence en soi.

Violents malgré nous

Le discours sceptique est irritant. Tel un solvant universel, il s’attaque aux objets de croyances et même aux récipients qui veulent le contenir (les paradigmes). Mesdames et messieurs les zététiques, nous manipulons un produit dangereux, irritant. Il convient donc de ne pas en badigeonner tout le monde autour de nous  à la légère, à la volée, à la hussarde.

Dans le cas des croyances religieuses en particulier, l’adhésion à la croyance s’accompagne d’un « coût ». Il faut respecter certains interdits, suivre des rites, obéir à des obligations, souvent donner de l’argent. Cet engagement fait partie de ce qui rend la croyance importante : personne n’aime investir pour rien. Dès lors la simple présence de quelqu’un qui rejette cette croyance est source de souffrance, car l’impie ne s’acquitte pas des sacrifices consentis par le croyant. Cette souffrance est une forme de dissonance cognitive. Et cette souffrance, puisqu’elle a pour cause l’existence de cette personne qui ne croit pas, c’est donc bien le non croyant qui fait souffrir le croyant, et il peut estimer avoir parfaitement le droit de se défendre en proportion de la souffrance qu’il éprouve. Puisque l’humain a pour première urgence de réduire toute dissonance cognitive, considérer le non-croyant comme un agresseur est une stratégie gratifiante, car cela permet de déconsidérer totalement les arguments qu’il pourrait apporter. Identifier d’emblée le non-croyant comme un ennemi protège la croyance contre tout questionnement.

Mais il faut y voir un signe encourageant, car l’agressivité signale une croyance relativement fragile, une incapacité à justifier son contenu, à répondre aux arguments. C’est déjà un aveu de faiblesse ; la croyance n’est pas si fermement établie qu’elle puisse supporter les critiques. Il y a donc de la place pour le questionnement s’il est mené avec douceur. Toute rugosité de notre part ne serait finalement que du carburant à la réactance qui dresse des barrières aveugles autour de la croyance.

Le croyant qui nous insulte est le jouet d’une croyance qui ne sait pas se défendre.

Pourquoi défendre le scepticisme et la science ?

Je sais les plaisirs coupables d’argumenter contre une personne obtuse, de pointer les sophismes, les contradictions, de dénoncer l’hypocrisie et de se fendre de sarcasmes qui démontrent l’absurdité de thèses très éloignées des exigences de la science. J’ai vécu bien des petites victoires de ce genre, mêlant satisfaction d’avoir incontestablement le dessus et frustration de n’en recevoir aucun quitus de la part de l’adversaire vaincu. J’avais raison, à n’en pas douter, au moins sur le fond, toutes les fois où j’ai « débattu » contre les certitudes d’un créationniste, d’un archéomane ou d’un antivax. Mais avoir raison ne suffit pas.

« Argumenter avec un imbécile, c’est comme jouer aux échecs contre un pigeon. Peu importe votre niveau, le pigeon va juste renverser toutes les pièces, chier sur le plateau et se pavaner fièrement comme s’il avait gagné. »

N’obtenant pas réellement le résultat escompté, c’est-à-dire un changement d’opinion de la part de mon interlocuteur, je n’avais en réalité pas vraiment gagné quoi que ce soit hormis de petites jouissances intellectuelles finalement stériles. Il fallait donc que je change de méthode, et je pense que les sceptiques qui guerroient sur les réseaux seraient bien inspirés de se poser la même question.

Il me semble que nous devions viser à l’efficacité de notre énergie déployée sur les réseaux.

Principe d’humanité

Les véritables débats d’idées, ceux dont le but n’est pas de faire le spectacle ou de vendre un livre, une idéologie ou un programme politique, doivent être abordés avec un certain nombre de précautions. Parmi elles, le principe d’humanité propose de toujours considérer que les paroles de notre interlocuteur ont du sens pour lui, et que nous tiendrions les mêmes si nous étions dans sa position, avec les informations dont il dispose. En somme : autrui est un être humain aussi complexe que nous. Ce n’est pas vraiment un scoop, et pourtant cela peut aider si on prend soin d’avoir bien ce principe à l’esprit au moment d’argumenter (ce qui n’est pas toujours évident).

La police du ton ?

Si notre scepticisme est porteur d’une violence intrinsèque, il est nécessaire d’être souvent doux. Sarcasme, moquerie et ridicule peuvent avoir leur rôle à jouer, mais uniquement s’ils visent celles et ceux qui font profession de tromper les autres : les marchands, les escrocs, les gourous, les influenceurs méritent qu’on égratigne l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes, et la dérision peut affaiblir leur emprise sur leurs proies.

Envers les autres, même les plus récalcitrants, les plus véhéments, les moins avenants, et pourvu qu’ils ne limitent pas leurs propos à des monceaux d’injures, il nous faudra bien faire des efforts si nous osons croire pouvoir faire évoluer leur opinion.

Post-scriptum

À ceux qui liraient cet article depuis « l’autre camp » (ou du moins qui le vivraient ainsi) et qui n’ont guère de tendresse pour la zététique, j’adresse les mêmes conseils. Les sceptiques sont comme tout le monde, ils peuvent avoir tort, se tromper. Quand cela leur arrive, ils préfèreraient changer d’avis et laisser derrière eux leurs idées fausses. Mais ils le feront difficilement si vous n’avez pour eux qu’admonestations acrimonieuses, accusations et épithètes désobligeants. Et s’il n’entre pas dans vos projets de les convaincre, de prouver vos dires, d’argumenter, épargnez-vous la peine inutile de leur exprimer la colère qu’ils vous inspirent, car désormais ils sauront la traduire pour ce qu’elle est : une faiblesse épistémique, le malaise d’une vision du monde qui vacille sur des appuis incertains.

Si nous quittons le registre de l’affrontement des personnes pour celui de la confrontation cordiale des arguments, nous courons tous le risque d’apprendre à une vitesse jamais vue encore. Chiche ?